En 2005, Tomorrowland naît dans un parc flamand boueux. Vingt ans plus tard, il règne sur le monde. Récit d’un empire construit sur un rêve électro.
Boom, juillet 2025. Deux jours avant l’ouverture de Tomorrowland, la structure monumentale de la Mainstage est ravagée par les flammes. Le décor féérique, fruit de mois de construction, part en fumée. Et pourtant, à l’heure dite, les basses résonnent, les bras se lèvent, et les cœurs battent en cadence. Car Tomorrowland est bien plus qu’un décor : c’est une religion électronique. Et pour comprendre comment une simple idée belge est devenue le festival le plus emblématique de la planète, il faut revenir bien avant ce feu de 2025. Retour aux origines.
De l’audace en Flandre
Nous sommes en 2005. À Boom, petite commune flamande coincée entre Anvers et Bruxelles, deux frères – Michiel et Manu Beers – organisent un pari fou : un festival électro, dans un pays où la dance music est omniprésente mais rarement aussi scénographiée. ID&T, la société mère néerlandaise, les soutient. La première édition de Tomorrowland accueille 10 000 personnes. Un succès modeste mais prometteur.
Le site choisi est le parc De Schorre, ancien terrain de sport et zone de promenade à l’abandon, que la commune prête pour trois jours. Il y a une scène principale montée à la hâte, des tentes de fortune, peu d’ombre et encore moins de confort. La boue colle aux baskets. Les files aux toilettes sont interminables. Et pourtant, l’énergie est là. Le public est jeune, majoritairement belge, et curieux.
Les têtes d’affiche ? Armin van Buuren, Technoboy, David Guetta. Un mélange entre trance, techno et hardstyle, sur fond de DJ booths rudimentaires. Pas de feux d’artifice, pas de contes féeriques. Une sono puissante, quelques lasers, un VJ un peu débordé, et des danseurs perchés sur des caisses de bière. Ce sont les débuts, tâtonnants mais sincères. La seule ambition : faire danser, faire rêver.
Lire aussi. Eric Prydz, Carl Cox, Tony Romera… le Poney Club a sorti le grand jeu
Grandir en secret
Entre 2006 et 2009, Tomorrowland s’étend, année après année, comme une rumeur qu’on ne peut plus contenir. Le bouche-à-oreille dépasse les frontières. Des Allemands, des Néerlandais, quelques Français curieux commencent à venir voir cette chose étrange qui pousse à Boom. Chaque édition est un laboratoire. En 2006, la fréquentation grimpe à près de 20 000 personnes. En 2007, une première scène flottante est installée, une idée encore rare. Puis en 2008, on passe à 50 000 visiteurs.
La programmation devient plus ambitieuse. Justice, Carl Cox, Richie Hawtin, Bob Sinclar, Paul van Dyk… Tomorrowland commence à réunir les têtes d’affiche du moment sans pour autant renier son amour des scènes alternatives. On y découvre de la drum’n’bass, des sets plus expérimentaux, une touche de dubstep. La direction artistique tente des alliances visuelles : feu, lumière, décor jungle. Ce n’est pas encore la démesure, mais ça en prend la direction. Surtout, l’équipe veille à ne pas standardiser. Pas de copie du modèle hollandais de Sensation (dernière édition en 2022). Pas de logique uniquement EDM. Tomorrowland veut être un monde en soi.
Le public, lui, change. Plus cosmopolite. On entend de plus en plus d’anglais dans les allées. Les Belges se font guides pour les nouveaux venus. On campe sur place, parfois à même le sol. Il n’y a pas encore de Dreamville, mais des parkings transformés en zones de survie. Et ça danse, jusque tard, jusque tôt. Il y a une innocence dans l’air. L’idée que quelque chose est en train de naître.
Tomorrowland devient un mot qui circule sur les forums. Un nom qu’on glisse dans une conversation. « Tu connais ce festival belge, là ? Ils font des scènes dans les arbres. »
Climat favorable
Cette époque fondatrice est celle d’un Tomorrowland encore accessible, bricolé, familial. Un moment rare où la démesure n’a pas encore mangé le rêve. Et c’est cette énergie-là, brute, qui prépare la mue à venir.
Cette époque voit aussi émerger des collaborations locales : les institutions culturelles belges commencent à observer le phénomène de loin, et certains médias s’aventurent pour la première fois sur le site pour des reportages. Tomorrowland bénéficie d’un climat favorable : la Belgique a toujours été une terre fertile pour la musique électronique, avec ses clubs historiques (comme le Fuse à Bruxelles), ses radios spécialisées et une population déjà sensible aux grandes messes dance.
Lire aussi. Anetha, Ellen Allien, KI/KI… découvrez nos coups de cœur de la semaine du 14 juillet 2025
Le festival entame aussi un virage logistique. Les organisateurs repensent les flux d’entrée, instaurent un système de bracelets électroniques (les prémices de ce qui deviendra plus tard un système RFID à grande échelle), et commencent à professionnaliser la sécurité. La communication s’intensifie sur les forums internationaux, notamment anglophones. Tomorrowland commence à apparaître dans les premiers tops des festivals européens les plus prometteurs.
Le changement le plus significatif : l’introduction d’un véritable univers visuel pensé de A à Z, inspiré par les contes et le fantastique. La thématique « Maskerade » en 2009 lance cette dynamique. Ce n’est plus seulement une fête, c’est un monde à explorer, un imaginaire à vivre. Et c’est cette promesse d’évasion complète qui posera les fondations du mythe Tomorrowland.
Le tournant 2010-2012
Entre 2010 et 2012, Tomorrowland ne cesse de repousser ses propres limites. C’est à cette période qu’est introduite la « Mainstage » comme objet monumental, pensé comme l’icône du festival, à la fois signature artistique et prouesse d’ingénierie. En 2011, avec le « Tree of Life », l’organisation dévoile un décor d’une ampleur jamais vue jusque-là dans le monde des musiques électroniques : 30 mètres de haut, des structures mobiles, des projections intégrées dans les feuillages.
Cette innovation visuelle attire les médias internationaux. Le Guardian, Vice, la BBC et même CNN commencent à s’intéresser à ce qui se trame à Boom. La fréquentation atteint 120 000 personnes, et l’on compte désormais plus de 75 nationalités sur le site. L’idée de créer un village temporaire — Dreamville — prend forme, avec ses premières installations. En parallèle, les organisateurs nouent des contacts avec l’aéroport de Bruxelles pour organiser des arrivées groupées de festivaliers venus de loin.
Révolution de l’aftermovie
2011 sera aussi l’année du saut global : l’aftermovie, lancé sur YouTube, est une révolution marketing. Il transforme des images de fête en véritable film émotionnel. En un mois, il comptabilise plus de 10 millions de vues. C’est un jalon pour toute l’industrie : l’image devient centrale, la mise en scène du bonheur est totale. Tomorrowland comprend avant les autres que ce n’est pas seulement un événement qu’il vend, mais une projection émotionnelle.
L’année 2012, avec le thème du « Book of Wisdom », est une consécration. Les billets se vendent en moins d’une heure, le festival devient un phénomène pop. Il apparaît sur les mugs, dans les tatouages, les vidéos de mariage. C’est devenu un objectif de vie pour certains, une ligne sur une bucket list. Les organisateurs savent qu’ils ont changé d’échelle. Et ce changement s’appuie entièrement sur les fondations des années 2005 à 2009. Sans ces premières éditions artisanales, sans cette croissance organique, Tomorrowland n’aurait jamais pu devenir ce qu’il est devenu : un rêve global aux racines locales.
Lire aussi. Le festival Pharaonic célèbre ses 10 ans avec une programmation XXL à Cluses
La décennie dorée
De 2013 à 2020, Tomorrowland surfe sur une ascension spectaculaire. Chaque édition est plus grande, plus brillante, plus technologique. Les thèmes se succèdent avec une inventivité folle : « The Arising of Life », « The Elixir of Life », « The Story of Planaxis », « The Reflection of Love ». Chaque univers propose un nouveau langage visuel, chaque scène devient un décor de cinéma. Certaines accueillent jusqu’à 80 000 personnes devant elles.
L’année 2014 marque un jalon symbolique : les 10 ans du festival. Pour la première fois, deux week-ends consécutifs sont organisés. Cela représente plus de 360 000 festivaliers, venus de 200 pays différents. La ville de Boom est littéralement transformée. On y installe des infrastructures temporaires, des ponts, des routes, des zones médicalisées. Le festival devient un modèle de logistique événementielle à grande échelle. On parle de « ville sous cloche », tant la mécanique est huilée.
C’est également cette année-là que le concept de Dreamville explose : cette mini-ville héberge désormais plus de 35 000 campeurs. Il s’agit d’une vraie cité éphémère, avec sa boulangerie, sa place centrale, ses animations matinales, ses boutiques. Pour beaucoup, l’expérience commence ici, dès le mercredi. On ne vient plus pour un concert : on vient vivre une vie parallèle.
Ouverture au monde
La portée mondiale s’amplifie. Tomorrowland Brasil est lancé en 2015 à Itu, non loin de São Paulo. L’événement attire 180 000 personnes en trois jours. Puis Tomorrowland Winter voit le jour à l’Alpe d’Huez en 2019, avec un concept inédit : mêler les pistes de ski aux dancefloors. Cette déclinaison alpine est la preuve que la marque peut s’adapter, migrer, et conserver son ADN.
En coulisse, l’équipe reste compacte, pilotée par les frères Beers, mais l’entreprise grossit. WeAreOne.World emploie plus de 150 permanents à l’année. En période de festival, ce sont près de 15 000 personnes mobilisées sur site : ingénieurs, techniciens lumière, décorateurs, secouristes, logisticiens, cuisiniers. Une armée invisible qui bâtit un monde temporaire, puis le démonte en silence.
Tomorrowland devient ainsi une école d’ingénierie culturelle, copiée partout dans le monde, jamais égalée.
2025 : L’épreuve du feu
Quand la scène principale part en fumée, deux jours avant l’ouverture, c’est un séisme. La structure de l’édition 2025 devait être l’une des plus ambitieuses jamais créées, avec une scénographie hivernale. Mais tout brûle. Et rien n’est prêt. Ou plutôt : rien n’est visible. Car dans l’ombre, les équipes techniques réagissent.
En moins de 48 heures, ouvriers, techniciens, ingénieurs et décorateurs se mobilisent. On reconstruit une scène fonctionnelle, sobre, sans fioritures, mais techniquement irréprochable. Les écrans géants, les lights, les systèmes son, tout a brûlé, alors on affrète l’équipement de Metallica, venu au secours de l’électro. L’équipe logistique bascule une partie du show sur les scènes secondaires, renforcées pour l’occasion.
Lire aussi. Aux origines des festivals cultes (3/9). Dour Festival : l’épopée marginale devenue culte
Les artistes maintiennent leur venue. Les fans, leur ferveur. Il manque la magie, mais pas l’émotion. Certains disent même que c’est peut-être la plus belle édition. Car au fond, ce qui lie les gens ici, ce ne sont pas les décors. Ce sont les corps. La chaleur. La lumière. Et le fait de pouvoir être ici.
Malgré le choc, le festival est maintenu à 100 % de sa capacité. La foule, elle, répond présente. Et ce sont peut-être ces instants d’incertitude, ces quelques jours de doute et de reconstruction qui ont rendu l’édition encore plus vivante, plus sincère. Comme si Tomorrowland, après 20 ans de perfection millimétrée, s’autorisait enfin un accident – et que cet accident révélait ce qu’il y avait de plus essentiel.
Un futur à réinventer
Tomorrowland aura 21 ans l’an prochain. Et déjà, la question se pose : que veut-on retenir ? Le gigantisme ou la foi ? Les effets spéciaux ou la communion ? Peut-être les deux. Mais cette édition 2025 rappelle que les racines du festival – improvisation, audace, vision – restent vivaces.
Ce qui est certain, c’est que la marque Tomorrowland ne peut plus se contenter d’éblouir. Elle doit à nouveau émouvoir. Et peut-être que l’incendie de 2025 aura, par-delà ses dégâts matériels, joué le rôle d’un rappel salutaire : derrière les façades de carton-pâte et les projections 3D, ce qui fait battre le cœur du festival, ce sont les gens, la musique, la possibilité du lien.
Tomorrowland a toujours su se réinventer. Mais l’enjeu des prochaines années sera peut-être plus subtil : il ne s’agira plus de faire plus, mais de faire mieux. Moins d’esbroufe, plus de sens. Moins de packaging, plus de mémoire.
Et si le feu de 2025 a tout détruit, il a peut-être aussi tout révélé. Tomorrowland reste éclairé dans la beauté du chaos.