Marie Davidson sort son nouvel album "City of Clows". - Crédits : Nadine Fraczkowski

Marie Davidson. « Nous vivons dans un monde de clowns » : rencontre avec la Canadienne pour la sortie de son album

Publié le 27 février 2025

Avec « City of Clowns », qui sort ce vendredi 28 février, un album entre énergie brute et critique sociale, Marie Davidson explore les marges du club et interroge notre rapport à la technologie et à la liberté. DJ Mag a eu l’occasion de s’entretenir avec la Canadienne.

Marie Davidson revient avec « City of Clowns », un album qui marque une nouvelle étape dans sa carrière. Entre énergie brute et introspection, elle mêle techno, pop et critique sociale dans un projet aussi dansant que réfléchi. Connue pour sa voix parlée et ses morceaux taillés autant pour le club que pour l’écoute individuelle, la Montréalaise s’interroge sur le rôle de la Big Tech, les transformations de nos interactions et la place de l’artiste dans un monde de plus en plus standardisé. Toujours en mouvement, elle nous invite à danser, mais aussi à penser, à travers un univers sonore à la fois audacieux et accessible. Rencontre.

Parle-nous de ce titre « City of Clowns », que signifie-t-il ?

C’est un lieu imaginaire, un univers que j’ai créé pour l’album. Mais c’est aussi une observation sur le monde dans lequel on vit. À mes yeux, nous vivons dans un « monde de clowns » : des figures politiques absurdes, des personnalités publiques qui flirtent avec le ridicule, des influenceurs qui semblent jouer un rôle en permanence.

Le clown, c’est un archétype ambivalent. Il peut être ridicule ou mélancolique, mais aussi subversif. Le clown, c’est celui qui questionne, qui se moque, qui pointe du doigt les incohérences. Il représente aussi les marginaux, ceux qui vivent en marge de la société ou qui osent bousculer le statu quo. Dans cet album, je me vois comme l’un de ces clowns. Ses différentes facettes – triste, joyeux, honnête, moqueur – reflètent toutes mes propres facettes.

La Big Tech, que tu abordes dans l’album, est un méchant fascinant. Comment traduis-tu cette critique en musique ?

C’est surtout à travers les mots. Par exemple, sur « Statistical Modeling », un morceau électro, j’ai utilisé des samples comme behavioral data, these data streams ou encore behavioral surplus. Ces termes, issus du langage de la Big Tech, évoquent l’exploitation des données. Je voulais que ces références soient présentes, mais pas au point de rendre l’album hermétique. Mon objectif était de créer un album accessible à tous, pas un projet trop pointu.

Sur « Demolition », j’ai voulu incarner la voix de la séduction, celle de la Big Tech. Cette voix qui, à travers les applications, les réseaux sociaux ou encore l’IA comme ChatGPT, nous propose des services bien conçus, pratiques, mais qui viennent à un prix. Ce prix, c’est notre capacité à réfléchir par nous-mêmes, à formuler nos idées, à prendre des décisions. « Demolition » illustre cette idée avec une esthétique séduisante et un ton presque sensuel. Mais même si la critique n’est pas perçue directement, j’espère que l’album peut être apprécié pour ses autres dimensions.

Tu aimerais tout de même que le public comprenne ce message…

Oui, absolument. L’objectif est de sensibiliser les gens, de les amener à réfléchir sur ce que cette réalité technologique implique pour nous, en tant qu’espèce humaine. Cela impacte tout : notre manière de penser, de consommer, de voter, de nous attacher. Même tomber amoureux est influencé par les applications de rencontres. Je veux inviter à une prise de conscience, à une réflexion sur ce que tout cela signifie pour notre futur.

Tu soulignes également le fait que la technologie a changé nos interactions. A-t-elle aussi modifié ton rapport à ton public ?

Très bonne question. Je dirais que oui, surtout sur Internet. L’algorithme brouille les pistes : est-ce la qualité de la connexion humaine ou une question de stratégie marketing qui fait qu’un contenu est vu ? On réfléchit toujours à la manière de poster, de maximiser la visibilité. Cela a ajouté une dimension stratégique à la communication.

En revanche, sur scène, le rapport est resté très humain. Mes concerts sont des moments de communion avec le public. J’utilise ma voix, je parle beaucoup, et cette proximité est essentielle. Les gens apprécient cette interaction directe, cette énergie qui circule entre nous. Ce lien réel compense largement la froideur de la médiation technologique.

Chaque morceau semble être une conversation, parfois avec ton public, parfois avec toi-même. As-tu trouvé des réponses ou seulement de nouvelles questions ?

J’adore cette question (rires). Une des réponses majeures a été l’humour. Écrire une chanson comme « Sexy Clown » m’a libérée et m’a fait du bien. L’humour est devenu une clé pour moi, un moyen d’aborder des sujets sérieux sans sombrer dans la lourdeur.

Mais il reste beaucoup de questions ouvertes. Où tout cela nous mène-t-il ? Comment se responsabiliser sans tomber dans l’opposition stérile ou la colère ? Comment rester ancré dans le monde moderne sans perdre son âme ni sa capacité de décision personnelle ? Ce sont des interrogations complexes qui, je pense, m’accompagneront encore longtemps.

La techno a souvent été un espace de critique sociale. Est-ce toujours le cas selon toi ?

Aujourd’hui, c’est plus ambivalent. On entend souvent parler de « business techno », une branche plus commerciale, souvent amplifiée par les réseaux sociaux et alimentée par une sorte de réalité télévisée, où tout est capturé, formaté, partagé. Les breakdowns, les moments « hands in the air », tout est scénarisé pour être médiatisé. Même si l’énergie est parfois réelle – comme dans mon expérience au Boiler Room de Mexico – il y a un glissement vers une culture de la représentation permanente, un peu comme ce que décrivait Guy Debord, que j’invite tout le monde à découvrir, dans « La Société du spectacle ».

Cela dit, il reste de nombreux artistes qui utilisent encore la techno pour questionner le statu quo et porter des messages critiques. Le côté politique de la techno n’est pas mort, mais il coexiste désormais avec une dimension plus commerciale, souvent amplifiée par les outils technologiques.

Justement, ne penses-tu pas que Boiler Room est à la base de cette mouvance ?

Je vois ça un peu comme la reality TV du club. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi : ils ont offert un espace d’expression, une plateforme pour exister à des projets qui n’auraient peut-être pas eu autant d’impact autrement. Le problème, selon moi, réside dans la standardisation. L’idée que ce format devienne une norme tue un peu la créativité. Ce besoin de tout capturer, de tout partager en ligne, finit par effacer ce qui rendait ces moments uniques. Quand chaque événement suit le même schéma, cela rend tout un peu pareil. Ce n’est pas la faute de Boiler Room, mais plutôt de cette volonté généralisée de reproduire ce modèle partout.

Nous avons cru comprendre que « The Age of Surveillance Capitalism » t’avais chamboulée. Y a-t-il un passage qui t’a particulièrement marqué ?

Oui, un chapitre intitulé « I Will to Will ». C’est un passage différent du reste du livre, qui est très technique et académique. Shoshana Zuboff, l’autrice, parle beaucoup d’histoire et de philosophie : elle retrace l’évolution du capitalisme, de la révolution industrielle jusqu’à l’ère du capitalisme de surveillance, où la collecte des données personnelles est devenue centrale.

Dans ce chapitre, elle s’éloigne des analyses techniques pour parler d’elle-même, de son expérience. C’est un moment plus intime et humain dans un livre très dense. Ce passage m’a profondément touchée parce qu’il rappelle ce que nous sacrifions en tant qu’individus dans un système qui exploite nos données, nos choix et même nos émotions.

Au point de dire que nous ne sommes plus maîtres de nos interactions. Mais penses-tu que nos corps se souviennent encore de ce qu’est la liberté ?

J’espère que oui. Personnellement, je m’efforce de me souvenir. Il est essentiel de se déconnecter, de s’éloigner des écrans, même temporairement, pour retrouver cette connexion avec son propre corps et ses sensations. Pour moi, danser est une des meilleures façons de le faire. Laisser son corps bouger sans se soucier de documenter l’instant, juste être là, dans le moment.

Après tout ce que tu viens de dire, y a-t-il un morceau de ta carrière que tu aimerais revisiter pour le mettre au goût du jour ?

« Work It ». Ce morceau continue d’avoir une vie propre, un succès qui ne m’appartient plus. Il résonne encore plus aujourd’hui dans un climat d’insécurité globale, que ce soit sur le plan politique, environnemental ou économique. À l’origine, « Work It » était un clin d’œil à l’idée de performance individuelle – se nourrir, s’aimer, se motiver. Aujourd’hui, je l’aborde différemment. Il s’agit moins d’être un « winner » seul que de travailler ensemble, avec empathie. Ce message d’entraide et de collectif prend une nouvelle dimension.

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