Le 31 mai dernier, la DJ et productrice de hard techno Cassie Raptor sortait ‘Predator’, son premier album. Avant de faire part de son regard sur la hard techno, la Parisienne s’est confiée à DJ Mag sur ce chapitre de sa vie qui s’accompagne d’un nouveau show.
Ce premier album était-il préparé depuis longtemps ?
Au niveau de la prod, j’ai bossé dessus au moins un an. Il y a eu plusieurs mois qui ont suivi pour travailler le mix, le mastering, les artworks. Je suis allée à Toulouse voir mon pote The Clamps qui m’a aidé sur le mix. On a bossé tous les deux dans son studio. Pour le mix, j’avais besoin de bosser en physique. Sinon, très vite, la personne peut changer la couleur de tous tes sons sans le vouloir. On a tous tendance à s’approprier les choses, à les amener vers ce qu’on aime. Je trouve ça vraiment important d’être à côté pour être sur la même longueur d’onde. Essaie d’expliquer du son dans un mail. C’est dur. En tout cas, je me suis entourée de personnes proches avec qui j’ai un vrai feeling. J’ai du mal à faire appel à quelqu’un que je ne connais pas.
Ressentais-tu le besoin de faire un album ?
J’avais envie de raconter quelque chose, une histoire. J’ai beaucoup plus de mal à le faire dans un track. J’ai souvent ce problème qu’ont certains artistes, à savoir mettre trois tracks dans le track. C’est cool d’amener de la narration. Mais il faut que ça reste un track, que ce ne soit pas plusieurs histoires. Et pour raconter toute mon histoire, j’avais besoin d’espace pour bien amener les choses, qu’elles évoluent. Au départ, je n’avais pas conscientisé ce que j’allais réellement faire. Il s’avère que je traversais une histoire personnelle traumatique dont je ne pouvais pas parler. J’avais besoin de l’extérioriser. Je l’ai fait au travers de la musique. Chaque track est dans la chronologie de ce que je vivais au moment où je produisais. Et l’album s’est arrêté quand je ne ressentais plus le besoin d’écrire là-dessus. C’est devenu un mini album. Je n’avais pas besoin de faire 14 tracks. Mais il raconte cette année de healing process (processus de guérison, ndlr) et d’extériorisation des choses que je ne pouvais pas dire. D’ailleurs, cet album n’a pas de mots. Je ne pouvais vraiment pas parler. Si j’avais voulu écrire cette grosse histoire en un track, je n’aurais pas réussi. Mois après mois, un nouveau track arrivait avec une nouvelle énergie. C’est un peu mon parcours.
Penses-tu que le public puisse comprendre le message derrière cet album ?
J’ai mis des indices dans les noms des tracks. Certaines personnes vont comprendre, mais très très peu. Le but n’est pas que le public le comprenne. Si je l’avais souhaité, je l’aurais rendu plus clair. Je pense malgré tout qu’il peut toucher les gens sans qu’ils comprennent mon histoire. Il y a de vraies émotions dans ces tracks. Chacun peut se les approprier avec sa propre histoire. Il y a de la lutte, de la marche… C’est un album vraiment sombre. On n’est pas sur un disque lumineux. Mais il y a une notion de force, de battant. Certains rythmes qui s’accélèrent donnent presque le tournis, d’autres donnent envie de danser comme ‘Alter Dimension’, le track le plus happy selon moi. J’avais une image en tête, comme si je passais au-dessus des nuages en avion. Une fois en hauteur, tout est beau avant que tu ne redescendes dans un monde super sombre. C’est pour ça qu’il est vers la fin du LP. C’est le moment où j’avais des entre-deux avant de retomber dans la matrice. ‘Raptor Evolution’, le dernier track justement, est dans la force. La carapace s’est endurcie. Maintenant, on peut avancer. Next chapitre.
Depuis que cet album est sorti, est-ce réellement un chapitre de ta vie qui se clos ?
Une page s’est tournée oui, une autre s’écrit. Mais c’est un long cheminement, il y aura
encore d’autres steps personnels à passer. En attendant, il y a cet album qui pourra,
j’espère, trouver un écho chez les gens, leur donner des émotions, leur parler à ce
niveau-là. D’ailleurs, je commence à écrire des paroles sur d’autres sujets, toujours dark
évidemment. Les gens qui sont tout le temps heureux, je suis ravie pour eux. Mais je ne
me suis jamais sentie comme ça. Il faut que je parle de mes trucs. Des choses sombres
sur une énergie très cool. Personnellement, je suis très « lire entre les lignes », mais j’ai
envie de faire cet effort-là, de mettre du verbe dans ma musique. Les paroles permettent
de se connecter au plus grand nombre en étant plus claire avec le public.
Produire un album t’a-t-il fait découvrir de nouvelles manières de travailler ?
Globalement, j’ai travaillé comme je travaille tous mes tracks, à savoir que j’ai besoin de
passer des sessions de plusieurs jours d’affilés en mettant le téléphone de côté, dans ma
bulle, au studio, jour et nuit, éclairée à la bougie. C’est mon rituel. Je bois café sur café.
Je ne dors plus. Quand je pars sur un nouveau projet, j’ai besoin de jammer sur mes
machines, de tester de nouveaux settings et plugin, d’enregistrer de nouveaux sons. J’ai
envie d’aller chercher d’autres sonorités qui sont dans le même univers mais différentes,
ne serait-ce que pour moi, de prendre du plaisir à redécouvrir encore et encore de
nouveaux sons sur mes machines.
Ensuite, j’enregistre plein, voire trop de choses. J’extrais ce qui me paraît intéressant et
me constitue une grosse banque de samples, kicks, synthés, drums, FX, leads etc.
Chaque track a des nouveaux kicks et samples à lui. Sur une base hard techno, j’avais
envie de tester différents sons pour aller avec la narration, certains plus hardcore ou
trancy, et de level up en gros kicks. J’ai avancé track par track même si parfois j’étais sur deux ou trois morceaux en même temps. Et comme j’ai progressé entre le début et la fin de l’album, je suis repassée sur tous les morceaux pour les équilibrer et réinjecter ce que j’apprenais en cours de route.
Même si ce disque est tourné club, tu sembles avoir tenté de respecter les codes de l’album, ce qui est est un vrai défi dans la hard techno…
J’aime vraiment ça… créer de la narration. J’essaye le jeu de l’album parce que ces
codes-là me parlent. Dans la scène hard techno, par rapport à d’autres, en production je
suis moins banger de club. Mais ça me va très bien. J’adore les artistes très dark et narratif comme BSLS ou rorganic. Ça me fait vriller ce genre de techno. C’est ma came.
Je trouve que la narration s’appauvrit de nos jours en techno. Les mêmes samples sont
souvent réutilisés, sont plus ou moins bien mixés, à la fin, tu as plein de tracks qui se ressemblent. Le mixage s’appauvrit, parce qu’on doit tout sortir très vite. Je pense qu’il
faudrait reprendre le temps de bien faire les choses. On veut/doit tout faire trop vite aujourd’hui. Les belles choses prennent du temps. On pourrait comparer ça à du sexe. Si
tu prends ton temps, il y a moyen que ce soit un peu mieux et plus intéressant (rires). Les
réseaux sociaux nous forment à vouloir des choses efficaces tout de suite, comme si tout
ne devait être que climax. Ce serait merveilleux de slow down sur ça, de reprendre le temps de faire les choses avec conscience, amour, créativité et délectation dans chaque détail.
Ton album s’accompagne aussi de ‘Evolution’, un nouveau A/V show. Peux-tu nous en parler ?
J’ai toujours eu très envie d’avoir mon propre show audiovisuel. Pendant le Covid, j’ai arrêté la pratique du VJing faute de taf. C’était le moment de me mettre à pleine balle dans le son. Et comme ça a bien fonctionné, je ne pouvais plus tout faire toute seule, la musique et les visuels. Je suis contente d’avoir pu m’entourer d’une super team créative avec NDE94 et KTRS qui bossent maintenant sur mon nouveau show. Sur les projections visuelles, on retrouvera un raptor et des scans 3D de moi customs limite freaky et qu’on fait jouer ensemble et avec plein d’autres éléments visuels industriels et organiques. On retrouve la naissance du raptor, son évolution.
Pourquoi avoir choisi de mettre le Raptor en images ?
Le mix entre moi et la créature m’intéresse, parce que ce sont mes deux visages. Je suis très sympa, souriante. Les gens qui me rencontrent en vrai, me disent tout le temps : « Je pensais pas que t’étais cool, t’as l’air plus froide ou plus distante sur les réseaux. » Et puis ils voient que j’ai un cœur (rires). Il y a un décalage plutôt drôle. Mais je suis aussi un Raptor qui sait sortir les griffes. J’avais envie de jouer avec ça. J’aime bien le côté hybride, centaure, créature. Ces deux facettes-là, c’est moi.
Sur tes précédents VJings, tu projetais des messages politisés à destination des minorités (femmes, personnes racisées, trans…). Cette fois-ci, tu reviens à quelque chose de plus personnel.
Je travaille vraiment à montrer au public qui je suis, ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Mais pas sur le côté intime ou ce que c’est d’être dans ma vie tous les jours. Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est vraiment ce qu’il y a dans ma tête et dans ce que je veux faire passer artistiquement. C’est là que je mets toute mon énergie. Je dédie ma vie à ça. Mon but, c’est de développer tout l’univers, toutes les idées que j’ai à l’intérieur, de réussir à les mettre en forme, au fur et à mesure et de donner un putain de spectacle un jour, un énorme show artistique. Il faut que j’aille chercher ce qu’il y a au plus profond de moi, pour le sortir en musique, encore plus avec des paroles. C’est la chose la plus compliquée que j’ai jamais faite de ma vie. Le jour où j’arriverai à sortir les paroles, je pense que ce sera un nouveau « moi ». Un « moi » à 100%. Je serai libérée de beaucoup de chaînes.
Par le passé, tu as donc osé prendre position sur des sujets de société à travers tes shows. Un DJ doit-il, selon toi, utiliser l’aura de sa voix lié à sa réputation ?
Je dirais à personne « tu dois faire ça ». Chacun.e est libre. Mais, il est évident que lorsqu’on a une visibilité, on a ce pouvoir-là, d’être utile. On n’est pas obligé de parler de tout. Il y a des choses dont je ne parlerai pas, sur lesquelles j’ai un avis personnel mais pour autant je ne prendrai pas position publiquement. Je pense aussi que la manière de faire passer le message est très importante. On peut faire passer des messages très explicites en prenant le micro ou plus allusifs avec les visuels. Il y a la teuf, mais il y a la teuf consciente aussi. J’aime trouver l’équilibre. Parce qu’on est là pour passer un bon moment, pas pour « sur-cérébraliser » les choses. Mais parfois tu peux mettre un élément impactant et sujet à réflexion au milieu d’autres plus légers. J’adore ça. Surtout si c’est fait avec finesse et que les gens ont toujours le choix de prendre le truc ou pas. Je ne me verrais pas donner des leçons, plutôt planter des graines. Les mots, les images et le son ont un fort pouvoir. Et dans un milieu anti-conformiste comme la techno, en tant qu’artiste, je pense qu’il est important de questionner des choses, d’ouvrir aux discussions.
Les visuels font partie intégrante de tes shows depuis de nombreuses années. Dirais-tu que ton corps et ton apparence sont le prolongement de tes shows ?
Pas encore à 100%. L’apparence est importante pour moi. Elle raconte déjà quelque chose. Je souhaiterai davantage pousser l’esthétique toujours dans cette idée d’hybride créature. J’aimerais avoir des trucs vraiment fous plus tard. Mais il y a une vraie problématique. Quand je joue, j’ai besoin de me sentir libre de mes mouvements. Je ne peux pas tout porter. Il y a des tenues compliquées sur scène. J’y travaille.
Aujourd’hui, quel regard portes-tu sur la scène hard techno devenue ultra populaire, voire mainstream ? Regrettes-tu qu’elle ne reste pas dans l’underground ?
Je me réjouis qu’on ait accès à de grosses stages aujourd’hui, que la hard techno prenne
cette ampleur. Il faut partager au plus grand nombre possible. Même si je tiens énormément au côté underground. Il n’y a rien de tel que les vraies bonnes raves dans un
endroit un peu dirty et brut. On y trouve une énergie beaucoup plus bestiale. On lâche
tout.
Le problème aujourd’hui est qu’une fois que tu atteins les grosses stages, c’est plus compliqué de te booker sur les petites. C’est souvent une histoire de cachets. Avec ma
team, on essaie de trouver cet équilibre entre salles plus intimistes et grosses stages.
C’est important pour moi d’être connectée aux gens. Je ne pourrais pas être uniquement
sur des stages immenses loin des gens. J’ai besoin de les sentir, de garder ce lien très
fort.
Ne serait-ce pas également aux artistes de rééquilibrer leurs cachets ?
Il y a un vrai dialogue à avoir. Il faut que tout le monde puisse mettre de l’eau dans son
vin. C’est mathématique. Tu ne peux pas vendre un gros cachet sur une petite jauge avec
dix fois moins d’entrées qu’une grosse salle. Ça devrait être un peu plus au prorata. En
tout cas pour moi vraiment c’est important de varier les venues. Si, je ne tournais plus
dans ces petites salles très proche voire collée aux gens, je me sentirais déconnectée.
Contrairement à ton Boiler Room à Paris le 26 mai dernier.
Le format Boiler Room avec plein des gens tout autour de moi, c’est ce genre de vibe qui
me fait triper. Quand on sautait tous ensemble, je rebondissais sur les gens, on ne formait
qu’un. En plus, j’étais à la maison. J’étais hyper honorée de pouvoir faire une Boiler à
domicile. C’était un moment incroyable !
Hugo Bouqueau