Quinze ans après avoir façonné le son dubstep avec des morceaux comme « Sweet Shop » ou « I Can’t Stop », Doctor P et Flux Pavilion sortent enfin leur premier album commun. Rencontre avec deux pionniers qui refusent de devenir des « légendes poussiéreuses ».
Deux pionniers du dubstep. Vingt ans de studio. Quinze ans de label. Et enfin, un premier album ensemble. Flux Pavilion et Doctor P racontent tout : l’amitié, le chaos créatif, les années Circus, le poids du mot « légende »… et pourquoi ce disque est peut-être le plus important de leur carrière. Une interview fleuve, sans filtre.
Cet album ensemble est enfin sorti, après 20 ans de carrière. Qu’est-ce qui vous a pris autant de temps ?
Flux Pavilion : On ne s’est jamais vus comme un duo officiel. On avait notre label, on jouait souvent ensemble, mais chacun gardait son identité. On collaborait sans jamais formaliser les choses. Un jour, on a bossé sur un morceau pour le plaisir, et l’alchimie était évidente. C’est là qu’on s’est dit : « Et si on allait plus loin ? » Ce n’était pas stratégique, juste le bon moment. Une fois lancés, c’était naturel, fluide. On s’est même demandé pourquoi on ne l’avait pas fait avant.
Doctor P : Je n’avais jamais envisagé de faire un album. J’ai toujours travaillé morceau par morceau, sans penser au format long. Même avec toutes nos collaborations, ça ne m’avait jamais traversé l’esprit. Et puis Josh m’a proposé : « Si on faisait un vrai album, avec une vision d’ensemble ? » Et là, j’ai eu un déclic. C’était le bon projet, au bon moment.
Le premier single s’intitule « WDGAF » (We Don’t Give a Fuck). À qui s’adresse ce message ?
Doctor P : C’est simplement le premier morceau qu’on a terminé. Ce n’est pas un message revendicatif, juste une phrase taillée pour la scène. Ce n’est pas une déclaration personnelle, mais un cri collectif. Quelque chose que le public peut hurler ensemble. C’est absurde, un peu excessif, mais c’est ce qui fait sa force. Dans un set, cette énergie fonctionne immédiatement. C’est une manière de lâcher prise, sans filtre.
Flux Pavilion : Ce morceau est fait pour être repris par la foule. Ce n’est pas nous qui disons « on s’en fout », c’est le public. On voulait cette dynamique-là : un slogan rave, brut, mais jamais agressif. Le dubstep a toujours eu une place pour l’irrévérence. On n’a pas cherché à donner un sens profond, on a suivi le feeling. Ce titre, c’est une libération sonore, instinctive, sans calcul.
Vous parlez de « deux amis qui bidouillent sur des ordis ». C’est ça l’ADN du projet ? Deux geeks qui ont refusé de grandir ?
Doctor P : Totalement. Je suis avant tout un passionné de son. Ce que j’aime, c’est comprendre comment les autres produisent, tester de nouvelles techniques, découvrir un plugin que je ne connaissais pas, expérimenter. Je suis resté ce gamin curieux qui passe des heures à bidouiller dans son coin. Et c’est ça qui me guide. Ce n’est pas la performance, ce n’est pas le résultat, c’est la recherche. On ne se pose pas la question de faire un hit ou de viser un certain type de public. On crée, on explore, et parfois, ça donne quelque chose d’unique. C’est exactement ce qu’on a vécu sur cet album.
Flux Pavilion : Pour moi, le dubstep est un genre qui a toujours été profondément sensoriel. Ma première réaction face à un drop n’a jamais été intellectuelle : j’ai rigolé. C’était tellement intense, tellement inattendu, que je ne pouvais pas faire autre chose que rire. Pas parce que c’était ridicule, mais parce que c’était comme une montagne russe. Et cette sensation, je l’ai toujours recherchée. Pas juste pour moi, mais aussi pour ceux qui écoutent. Créer de la musique avec Sean, c’est retrouver cette sensation. L’humour, la légèreté, la folie créative… tout est là.
L’album sort via Circus Records, que vous avez fondé ensemble. Est-ce que le label a aussi été un refuge créatif, ou parfois une source de tensions ?
Flux Pavilion : Aujourd’hui, Circus est clairement un espace de liberté, mais ça n’a pas toujours été aussi fluide. Au début, on voulait bien faire, on se voyait comme des directeurs artistiques. Mais on a vite réalisé qu’on reproduisait exactement ce qu’on détestait : dire aux autres quoi faire. Moi, à cette époque, j’étais signé en major, et on me dictait mes décisions pour la première fois. Je n’aimais pas ce que ça me faisait ressentir. Et c’est là que j’ai compris qu’on avait peut-être imposé la même pression à d’autres via notre label. Depuis, on a complètement revu notre manière de faire.
Doctor P, lorsque tu postes « Sweet Shop » sur MySpace en 2009, t’imagines-tu une seconde que ça deviendra l’équivalent dubstep de « Smells Like Teen Spirit » ?
Doctor P : Pas une seconde. À ce moment-là, j’étais un producteur inconnu, qui postait ses morceaux sur MySpace comme beaucoup d’autres. Je cherchais simplement à me faire remarquer, à provoquer une réaction. « Sweet Shop » est né de cette envie : créer quelque chose d’inhabituel, de dérangeant, de surprenant. Je voulais faire un morceau qui fasse réagir les gens, même si c’était pour dire : « Mais c’est quoi ce truc ? ». Je ne pensais pas du tout à un succès, encore moins à quelque chose d’iconique. Et aujourd’hui, voir que ce titre continue à circuler, qu’il est cité comme une référence, c’est irréel. J’avais juste envie de secouer un peu les oreilles, et je crois que j’ai réussi.
Flux Pavilion : C’est intéressant parce qu’à l’époque, on ne se sentait pas du tout en train d’inventer un nouveau son. On écoutait énormément de jump-up drum & bass, des artistes comme DJ Hazard ou Original Sin. Le son que l’on produisait était, à nos oreilles, une simple variation sur ce que nous connaissions. Pour nous, « Sweet Shop » n’avait rien de révolutionnaire. C’était presque un exercice de style, une version ralentie de ce que nous avions toujours aimé. Mais le public l’a entendu autrement.
Flux, tu parles souvent de The Prodigy comme révélation. Ce premier album commun, est-ce un peu votre « Firestarter » personnel ?
Flux Pavilion : Oui, clairement. L’ambition derrière ce disque, c’était de poser un jalon dans l’histoire du dubstep. Le genre a connu plusieurs vagues, de nombreuses mutations, et souvent, les albums qui sortent sont hybrides : un peu de dubstep, un peu de house, un peu de drum & bass… C’est très bien, mais nous, on voulait faire exactement l’inverse. Cet album, c’est notre lettre d’amour au dubstep, sans compromis.
Pour moi, c’est aussi une manière de dire que ce style peut encore être une source de créativité pure. Qu’on peut le pousser, le tordre, le sublimer, sans forcément chercher à le diluer. C’est un hommage au son tel qu’on l’a découvert, tel qu’on l’a vu exploser. Et si, dans 20 ou 30 ans, quelqu’un fait une liste des albums qui ont vraiment compté pour ce genre, j’espère sincèrement que celui-ci y figurera.
En 2010, vous étiez les visages d’un son. En 2025, comment vous situez-vous dans cette scène qui a explosé, muté, puis reflué ?
Doctor P : C’est une vraie question pour nous. On nous qualifie souvent de « légendes » — ce qui est flatteur — mais il y a un risque à devenir un artiste qu’on n’écoute que pour ses anciens morceaux. Ce n’est pas une place qui nous intéresse. Nous voulons continuer à produire, à sortir des titres qui comptent aujourd’hui, pas seulement entretenir la nostalgie d’une époque.
Ce n’est pas évident de trouver sa place, parce que notre génération n’a pas encore de modèle. Il n’existe pas de « vétéran du dubstep » au sens large. On n’a pas encore notre Carl Cox. On est parmi les premiers à vieillir dans ce style, à devoir assumer ce rôle de continuité. Et on le fait à notre manière : en restant fidèles à nous-mêmes, sans chercher à redevenir ce qu’on était à 20 ans, mais sans renier non plus notre histoire.
Flux Pavilion : Exactement. Le fait qu’il n’y ait pas encore de précédent rend la chose à la fois excitante et un peu déroutante. Mais je pense qu’il y a une place à inventer. J’aime l’idée d’être une sorte d’« oncle du dubstep ». Pas celui qui essaie de s’habiller comme les jeunes ou de reproduire ce qui fonctionne chez eux, mais celui qui est toujours là, avec de l’expérience, de la créativité, et une envie intacte.
Est-ce que vous arrivez encore à vous surprendre mutuellement ?
Doctor P : Absolument. Josh a une approche très libre de la production. Il peut arriver en studio avec une idée totalement inattendue, un son venu de nulle part. Il travaille vite, de manière presque instinctive, avec une énergie très brute. Et c’est ce qui fait sa force, mais aussi ce qui peut rendre certaines idées difficiles à exploiter directement.
Flux Pavilion : C’est exactement ça. Je travaille de façon chaotique, mais dans ce chaos, il y a des perles. Je peux composer quelque chose de totalement fou, mais qui part dans tous les sens. Et Sean est capable d’en extraire l’essentiel. Chacun a amené sa manière de faire, et ensemble, on a trouvé un équilibre. Certains morceaux comme « Hot Piss » ou « I Love It » sont typiquement « moi » : bruts, déstabilisants. Sean ne savait pas trop quoi en penser au début, mais je tenais à les garder tels quels, parce qu’ils reflètent une facette de moi que je voulais assumer. Et il m’a fait confiance.
Vous allez jouer l’album en B2B; ce dimanche, à Ultra Miami. Est-ce que la scène vous donne encore le frisson, ou c’est devenu une routine bien huilée ?
Doctor P : Sur le plan technique, mixer est devenu naturel, presque automatique. Mais monter sur scène devant des milliers de personnes, ça ne cesse jamais d’être impressionnant. Il y a toujours une tension, une adrénaline, qui fait partie du processus. Ce n’est pas de la peur, mais une forme de respect pour ce qui est en train de se passer. Cette intensité reste vivante, même après des années.
Flux Pavilion : Moi, j’ai appris à m’ancrer différemment. Je n’entre plus dans l’énergie anxieuse du moment. J’arrive, je discute avec l’ingé son, je m’intéresse aux écrans LED, au setup, à tout l’aspect technique. Ça me recentre. Une fois sur scène, je suis dans mon élément. Je me sens chez moi. Ce sentiment est assez nouveau, il ne date que de ces dernières années. Avant, je me demandais toujours si j’étais légitime. Aujourd’hui, je sais que j’ai ma place. Et ça change tout.
Enfin… quand vous n’êtes pas en train de redéfinir le dubstep ou de diriger un label, vous faites quoi ? Avez-vous une passion secrète ?
Flux Pavilion : Je pêche — surtout à la mouche — et je planifie même mes vacances autour de ça. J’ai récemment pêché un tarpon de 1m80 à Tampa, c’était un rêve de gosse. J’arrive toujours pas à m’en remettre. Je peins aussi des figurines miniatures, je fume des cigares, je joue aux jeux vidéo… J’ai besoin de cette diversité pour garder l’esprit frais.
Doctor P : Je suis beaucoup plus monomaniaque. Ces derniers mois, entre l’album et mon projet drum & bass « Breaks and Deeps », je n’ai fait que ça. Je n’ai plus vraiment le temps d’avoir d’autres activités. La musique est devenue à la fois mon travail et mon hobby. Ce qui est génial, mais j’ai conscience qu’il me faut un équilibre. Je cherche encore ce truc qui m’aidera à me déconnecter — peut-être pas les puzzles ni les chats vikings, mais quelque chose dans ce genre-là.