Troisième volet de notre série d’été sur les premières fois festivalières : à Dour Festival, en 1989, naissait dans un champ l’un des plus grands festivals alternatifs d’Europe.
Dour, été 1989. Un bled. Quelques champs. Des herbes hautes, un clocher, des rues presque vides. Et pourtant, entre ces collines hennuyères, dans ce coin de Wallonie ignoré par les guides, va naître ce qui deviendra l’un des plus vastes rassemblements musicaux d’Europe. Pas un festival marketing. Pas un décor de carton-pâte. Mais un lieu à part. Une anomalie belge, qui deviendra une tradition.
Dans l’oeil des photographes Jean-Pol Bury, Kevin Saborit-Guasch, Vincianne Verguethen, Claire Cocano, en 1991, 2008 et 2009.
Ce week-end-là, les 7 et 8 juillet 1989, ils sont quelques centaines à s’être donné rendez-vous au pied du terril. La première édition de Dour Festival, tenue sur une petite scène au centre du village, aligne une dizaine d’artistes principalement francophones et alternatifs : Bernard Lavilliers y livre un live tranchant, Gamine distille son rock mélancolique, Star Light joue avec les mots comme avec la foule, tandis que les Bérurier Noir transforment la soirée en manifestation punk. Le son est brut, la logistique bricolée, les conditions climatiques approximatives. Mais l’envie est là, puissante. Celle de faire entendre des voix différentes, militantes, en dehors des circuits classiques. Celle de faire exister la musique là où elle n’est jamais attendue.
Trente-six ans plus tard, en 2025, Dour est devenu un monstre doux. 250 000 festivaliers, huit scènes, cinq jours, plus de 250 artistes et une ambiance inclassable. Un mix improbable d’utopie alternative, de culture de camping, d’expérimentation musicale radicale et de communauté flottante.
Une naissance presque accidentelle
Le premier Dour n’est pas le fruit d’un business plan. Il est né d’une intuition, celle de Carlo Di Antonio, alors étudiant, qui veut redonner vie à son village natal. Le projet est modeste : un festival de rock francophone, local, alternatif. Mais il répond à un besoin profond. Celui de proposer une autre fête, dans un territoire oublié.
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Chaque année, le festival prend de l’ampleur. Dans les années 1990, Dour accueille déjà IAM, Zebda, Asian Dub Foundation, Fugazi, Louise Attaque, Yann Tiersen. Dans les années 2000, ce sont Cypress Hill, Sonic Youth, Busta Rhymes, Aphex Twin, Laurent Garnier, Franz Ferdinand, The Roots ou Mogwai qui foulent les scènes hennuyères. Le virage électro devient un marqueur : Squarepusher, Amon Tobin, Vitalic, Miss Kittin, Justice ou Boys Noize font danser les plaines belges.
Mais ce qui caractérise Dour, ce n’est pas le style dominant. C’est la coexistence des marges. On peut y voir Roméo Elvis et Nina Kraviz, Balthazar et Amadou & Mariam, Skepta, Burial, Ty Segall, Caribou, Recondite, Björk ou Lorenzo, dans une logique d’écoute sans hiérarchie.
Une démocratie sonore radicale
La force de Dour, c’est d’avoir fait du désordre une ligne artistique. Ici, tous les genres coexistent : metal, techno, dub, rap, drum’n’bass, indie, reggaeton, trance, punk, ambient. Il n’y a pas de scène reléguée, pas de style secondaire. Et le public ne vient pas pour consommer une tête d’affiche, mais pour habiter une programmation.
La De Balzaal pour les sets de techno à ciel ouvert. La Boombox pour les nouveaux visages du hip-hop belge et français. La Cannibal Stage pour le metal le plus dur. La Temple pour les transes jusqu’à l’aube. La Last Arena pour les clôtures immenses. Le festival a créé des rituels, des lieux de mémoire collective.
Et surtout, Dour a son langage. Son cri. « Doureuuuh ». Il n’y a rien à expliquer : il faut l’avoir crié au milieu de la plaine pour comprendre ce que veut dire être là.
Un territoire et une identité
Dour n’a jamais cherché à être dans la lumière. Et pourtant, il est devenu central. Parce qu’il a proposé une Europe alternative, celle des mobil-homes et des afters, des tentes et des sons bruts. Les festivaliers viennent de partout : de Bruxelles, de Lille, de Paris, de Rotterdam, de Liège, d’Allemagne. Ce n’est pas qu’un festival belge. C’est une ville temporaire européenne.
De 1990 à 2006. Dans l’oeil des photographes Jean-Pol Bury, Pascal Tierce, DR.
La Wallonie, elle, y a vu un outil de rayonnement. Mais le festival a gardé une forme de liberté. Pas de formatage, ni de lissage. Pas de compromis avec les catalogues Spotify. La scène belge y est honorée chaque année, avec autant de place pour Zwangere Guy, Lous and The Yakuza, Le Motel ou Caballero & JeanJass que pour les têtes d’affiche internationales.
2025 : une permanence joyeuse
Cette année encore, Dour s’étale sur cinq jours, du 16 au 20 juillet 2025, avec plus de 230 artistes répartis sur sept scènes. La programmation, toujours fidèle à son ADN, alterne entre rave, drill, chanson déconstruite, hip-hop frontal, techno industrielle ou rock mutant. On y croisera un rappeur marseillais en pleine ascension (ElGrandeToto), un duo punk berlinois déjà culte (Brutalismus 3000), des DJ de warehouse (Anetha, Nico Moreno), une diva queer sud-américaine (Pabllo Vittar) et des collectifs dub venus des confins (Sinai Sound System, Stand High Patrol). Des noms s’imposent à l’affiche, comme FKA twigs, Charlotte de Witte, Yeat, ou Boris Brejcha, mais ils ne sont jamais là pour effacer les autres.
Car à Dour, on vient moins pour voir un artiste que pour épouser une dynamique, un tempo collectif, un laboratoire. C’est un territoire de croisements : entre esthétiques, entre scènes, entre publics. Il n’y a pas de chemin balisé. Et c’est précisément ce qui en fait un refuge si rare.
Dour ne cède ni à la mode ni au formatage. Il compose une mosaïque sonore où cohabitent rave, drill, techno, dub, punk, noise ou chanson recomposée. Ici, pas de têtes d’affiche surdimensionnées : une constellation exigeante et joyeuse. Et surtout, il continue de faire exister ce qui n’est pas encore reconnu.
L’héritage d’une première fois
En racontant Dour 1989, on ne fait pas que plonger dans le passé. On comprend mieux pourquoi le festival tient encore debout. Parce qu’il a toujours été du côté des marges, des mix improbables, des chemins de traverse. Il n’a pas changé d’âme. Il s’est étendu, professionnalisé, organisé, mais il continue de proposer autre chose.
Et ce quelque chose, en 2025, est devenu rare : un espace non algorithmiquement défini, où l’on peut encore se perdre, découvrir, inventer. Dour, c’est une fête qui ne donne pas de leçon, mais qui transmet une manière d’être ensemble. Une utopie de cinq jours qui, chaque été, réinvente une manière de vibrer.
Et tout a commencé dans un champ. Avec Lavilliers, Béru, et quelques centaines de convaincus.