Deuxième épisode de notre série d’été sur les origines festivalières : en 2000, EXIT naissait en Serbie, au cœur de la révolte, entre son, combat et liberté.
Novi Sad, juillet 2000. La nuit est encore lourde d’incertitudes, mais l’été est là. Sur les rives du Danube, entre les remparts crénelés de la forteresse de Petrovaradin, des jeunes Serbes montent des scènes de fortune, bricolent des câbles, installent des enceintes sous les regards fatigués d’un pays exsangue. Ils ne savent pas encore que ce qu’ils font n’est pas seulement un festival. C’est une déclaration.
Ce week-end-là, alors que Slobodan Milošević tient encore le pouvoir et que la démocratie est un rêve incertain, naît EXIT Festival. Un festival pensé comme une acte de résistance pacifique, lancé par des étudiants du mouvement Otpor! pour réclamer la fin du régime autoritaire. Un rassemblement musical dans une zone de guerre morale. Une tentative de détourner la peur par le son.
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On ne l’invente pas : les premières éditions d’EXIT durent cent jours, comme une vigie sonore qui refuse de se taire. On y joue du rock, de la drum’n’bass, de la techno, du hip-hop, du métal. Tout ce qui peut faire vibrer des corps engourdis par une décennie de silence, de sanctions, d’isolement. Et tout cela, dans un lieu de légende : une forteresse du XVIIe siècle, taillée dans la pierre austro-hongroise, posée au-dessus de l’eau comme un défi au ciel.
Un acte politique devenu mythe culturel
Le paradoxe d’EXIT, c’est d’avoir survécu à sa propre urgence. Il est né pour être éphémère — une étincelle dans l’ombre du régime — et il est devenu un pilier. En 2001, quelques mois après sa première édition, Milošević tombe. Mais EXIT continue. Non plus comme cri de révolte, mais comme espace de construction. Un lieu où la jeunesse serbe, européenne, balkanique, peut venir se réapproprier le futur.
Car ce festival n’est pas qu’un alignement de scènes. C’est un pont entre les âges, entre les genres, entre les peuples. D’année en année, il devient plus grand, plus libre, plus beau aussi. Il fédère un public que peu de festivals savent réunir : les clubbers de Belgrade, les rockeurs de Zagreb, les métalleux de Bucarest, les étudiants d’Amsterdam ou de Marseille. Tout le monde y trouve sa scène, sa nuit, son moment.
Et surtout, il garde sa signature : l’engagement. Pas un engagement en banderole, pas une posture marketing. Mais une foi, chevillée à l’histoire, dans le pouvoir du collectif. EXIT organise des campagnes pour la paix au Kosovo, pour l’intégration européenne, pour la justice sociale, pour l’écologie. Il le fait sans forcer, parce que c’est dans son ADN.
Un lieu hors du temps, une carte postale d’Europe
La Forteresse de Petrovaradin est à EXIT ce que le Parco Dora est au Kappa : un décor qui n’en est pas un. Un lieu sacré. Et même davantage : une architecture de la mémoire. C’est ici que les empires se sont succédé, que les frontières ont changé, que les guerres ont grondé. Et c’est ici, désormais, que des dizaines de milliers de jeunes dansent chaque été comme si rien d’autre n’existait.
De minuit à l’aube, la Dance Arena devient un culte. Ceux qui l’ont connue ne l’oublient jamais. En bas, un amphithéâtre naturel, ouvert sur le ciel. En haut, les gradins de pierre, les enceintes qui crachent, les visages en transe. L’aube se lève, rose et lente, sur le Danube — et le monde semble tenir en équilibre entre deux kicks.
Mais EXIT ne se limite pas à la techno. C’est là aussi sa force. Chaque bastion de la forteresse accueille un univers : reggae, métal, trance, drum, pop, hip-hop. Un écosystème musical qui ne sacrifie pas la qualité à la quantité. On peut y voir Wu-Tang Clan, Paul Kalkbrenner, The Prodigy, Nina Kraviz, Nick Cave ou M.I.A. dans la même édition. Et depuis 2014, EXIT s’est étendu avec des satellites : Sea Dance au Monténégro, Revolution en Roumanie, No Sleep à Belgrade.
2025 : un quart de siècle, et peut-être un dernier souffle
En 2025, EXIT célèbre ses 25 ans d’existence. Un quart de siècle pour un festival né sous les bombes. Et pourtant, cet anniversaire pourrait aussi marquer la fin d’un cycle. Depuis deux ans, EXIT a renoué avec son esprit originel de dissidence. Il a soutenu les étudiants dans la rue, dénoncé la corruption, critiqué frontalement le pouvoir serbe. Et le retour de bâton n’a pas tardé : subventions coupées, pression politique, retraits de sponsors.
Dušan Kovačević, son fondateur, l’a dit publiquement : l’édition 2025 sera la dernière dans son format actuel à Novi Sad, tant que le festival ne pourra plus défendre sa liberté de parole. Une décision difficile, mais fidèle à son histoire. « La liberté n’a pas de prix », a-t-il déclaré.
Certains parlent déjà d’un futur EXIT « en exil » : en Allemagne, en Europe de l’Est, ou même en Égypte. Mais quelle que soit la suite, ce qui s’éteint à Novi Sad n’est pas qu’un événement. C’est un lieu, un récit, un pacte entre la jeunesse et un territoire. Un festival qui aura toujours dansé avec les ombres pour mieux les faire fuir.
L’héritage d’une première fois
Il est rare qu’un festival naisse d’un contexte aussi dramatique. Rare encore qu’il parvienne à en faire une force, une lumière. EXIT est de ceux-là. Un festival né dans le fracas et qui danse depuis sur les ruines. Ce qu’il représente en 2025 dépasse la musique. C’est un message : même dans la nuit, quelque chose peut commencer.
Et si l’on veut comprendre l’Europe d’aujourd’hui — pas celle des institutions, mais celle des corps, des élans, des fractures réparées — alors il faut passer par Novi Sad ce week-end. Monter la pente de la forteresse, sentir le souffle chaud du Danube, écouter la rumeur du monde qui vient. Et danser, encore, parce qu’il n’y a pas de futur sans mémoire, et pas de mémoire sans fête.