Cinquième étape de notre série sur les premières fois festivalières : en 2013, Dekmantel ouvrait un sanctuaire sonore au cœur de la forêt d’Amsterdam.
Amsterdam, 2013. Un sentier de terre, une arche en bois, une scène modeste au bord d’un bosquet. Pas de branding massif, pas d’écran LED démesuré, pas de superproduction pyrotechnique. Juste du son. Un son pur, précis, enveloppant. Ce week-end-là, dans le calme naturel de l’Amsterdamse Bos, naît Dekmantel Festival, un rendez-vous qui deviendra pour beaucoup l’épicentre mondial de la culture électronique exigeante.
Mais l’histoire ne commence pas là. Pour comprendre ce qu’est Dekmantel aujourd’hui, il faut remonter aux années 2000, dans les caves des clubs néerlandais, au cœur d’une scène qui cherchait à respirer autrement.
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D’abord, un label, puis une idée
Dekmantel, à l’origine, ce n’est pas un festival. C’est un label et une série de soirées nées de la frustration de trois amis – Thomas Martojo, Casper Tielrooij et Jan van Kampen – tous DJs, disquaires, programmateurs occasionnels dans les clubs d’Amsterdam. À la fin des années 2000, ils organisent des événements pour 200 à 1 500 personnes, dans des salles comme le Studio 80, l’OT301 ou le Paradiso.
En 2009, ils lancent officiellement le label Dekmantel. Le mot d’ordre est simple : soutenir les musiques électroniques de niche, les artistes confidentiels, les productions hybrides entre techno, house, disco, ambient et experimental. Les premières sorties signées Juju & Jordash, San Proper, ou Awanto 3 donnent le ton : peu de compromis, une grande cohérence.
Le succès est lent mais organique. La communauté grandit à chaque soirée. Les diggers, les selectors, les puristes s’y retrouvent. Dekmantel devient un mot qui circule sous le manteau, une promesse de qualité pour ceux qui cherchent autre chose que l’EDM ou la techno industrielle alors dominante.
2013 : Le festival prend racine dans le bois
C’est en août 2013 que tout bascule. Pour la première fois, Dekmantel organise son propre festival open air : trois jours dans le Amsterdamse Bos, une forêt à la lisière sud de la ville. L’affluence est modeste – environ 5 000 personnes par jour – mais l’expérience est totale. Le public est à l’écoute, les DJs prennent leur temps, le son est d’une finesse rare.
Le line-up de cette première édition est déjà emblématique : Laurent Garnier, Jeff Mills, Surgeon, Robert Hood, John Talabot, Four Tet, Ben UFO, Marcel Dettmann… Pas de têtes d’affiche géantes, mais un ensemble cohérent, exigeant surtout, qui fait l’unanimité auprès des artistes comme du public.
L’organisation est millimétrée. Le son est réparti avec précision entre les arbres, les scènes ne se concurrencent pas. L’espace est fluide, le public calme, curieux. On prend le temps d’écouter. Dekmantel pose les bases d’une expérience musicale avant tout pensée pour les passionnés.
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Une ligne artistique sans concessions
Ce qui distingue Dekmantel, dès le départ, c’est sa curation éditoriale. Les fondateurs viennent du vinyle, de la culture club, du digging. Ils pensent la programmation comme une construction, une narration. Chaque scène raconte une esthétique. L’ambient au Selectors, la techno dure sous le hangar, la house solaire au main stage. Et toujours, la place laissée à la surprise : un live jazz à 17h, un set de breakbeat obscur au coucher du soleil.
Au fil des années, les scènes se multiplient : Greenhouse, Boiler Room, UFO, Selectors… chacune devient un repère, une atmosphère. Mais ce n’est jamais l’ostentation qui prime : l’écoute est le cœur du projet. Dekmantel est l’anti-festival spectaculaire. Il n’y a pas de feu d’artifice, pas de structure géante. L’émotion naît du son lui-même.
Les DJs jouent différemment ici. Ils savent qu’ils peuvent oser. Certains disent que c’est leur set préféré de l’année. L’ancrage dans la nature, le respect du public, l’attention portée au moindre détail sonore en font un laboratoire géant à ciel ouvert.
Le public : une communauté exigeante et fidèle
Dekmantel n’a jamais cherché à séduire le plus grand nombre. Et pourtant, il attire, chaque été, des visiteurs du monde entier. Le public est jeune, cultivé, souvent proche de la scène ou de la production musicale. On vient à Dekmantel comme on irait à une conférence, à un salon ou à un pèlerinage.
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On y croise des DJs dans le public, des programmateurs, des artistes de toutes générations. On s’échange des noms, des disques, des anecdotes. Il y a quelque chose d’égalitaire ici. Peu de VIP, peu de zones réservées. Le respect passe par l’écoute.
Les billets se vendent en quelques minutes chaque année. Et pour cause : Dekmantel ne cherche pas à grossir. Le nombre de tickets est limité, le site reste contenu, les files sont réduites. On mise sur le confort, l’expérience.
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Une marque devenue écosystème
Derrière son apparente discrétion, Dekmantel a bâti une véritable galaxie culturelle. Le label continue de sortir des disques – souvent acclamés – de figures comme Steffi & Virginia, Quelza, Parrish Smith, ou encore Identified Patient. Mais il est aussi devenu un média. Le Dekmantel Podcast, diffusé sur SoundCloud, offre chaque semaine des mixes inédits et singuliers, confiés à des artistes aux marges du radar grand public.
L’équipe organise aussi des extensions du festival à l’international : Dekmantel Selectors en Croatie, lancé en 2016, est rapidement devenu un rendez-vous culte pour les diggers. En format réduit, dans un hôtel abandonné à Tisno, la version balnéaire du festival garde la même rigueur. Line-up réduit, public pointu, ambiance détendue.
Des collaborations avec Boiler Room, de nombreux artistes propulsés au Berghain, des formats hybrides pendant la pandémie (radio, live en ligne), une présence visuelle immédiatement reconnaissable – affiches typées, visuels abstraits, direction artistique sobre mais tranchante. Dekmantel n’est jamais tombé dans l’industrialisation ou la dilution. Il trace sa route, lentement, mais sûrement.
2025 : rester radical sans être élitiste
Aujourd’hui, alors que de nombreux festivals cherchent à se diversifier à coups de concepts gadgets ou de programmations ultra-consensuelles, Dekmantel continue à faire ce qu’il a toujours fait : proposer un espace d’écoute, de concentration et de découverte. En 2025, le festival fête sa douzième édition open air. Pas de révolution, mais une stabilité créative que peu de structures de cette taille peuvent revendiquer.
Le line-up reste fidèle à son ADN : Skee Mask, Batu, WSNWG (Rødhåd, Fadi Modem & JakoJako), Bashkka en b2b avec Roi Perez, DjRUM, Moritz von Oswald (duo de Basic Channel) en archive retravaillée, Valentina Magaletti en live… toujours un mélange d’icônes, de figures obscures, et de jeunes pousses. Pas de nostalgie, pas d’algorithme. Juste un fil rouge musical, tenu par une équipe de curateurs obsédés par l’idée de faire découvrir.
Le festival reste un modèle d’indépendance. Il est l’un des rares, à cette échelle, à ne dépendre d’aucun grand groupe événementiel ou sponsor massif. Il continue à défendre une idée : celle que la musique électronique peut être un art sérieux, une expérience sensorielle, et même une forme de pensée.
Dekmantel, en 2025, n’a plus rien à prouver. Il ne cherche pas à plaire à tous, mais sait que ceux qui viennent savent pourquoi. Et cela suffit à faire de cette clairière boisée un sanctuaire.